Les spermophiles impuissants face au changement climatique

Ce rongeur de l’ouest voit son cycle de reproduction complètement déréglé par les températures extrêmes au printemps.

Comme nous, les animaux souffrent des conséquences des changements climatiques. Certains impacts sont directs et faciles à saisir, comme la perte d’habitat par exemple. Mais le climat peut aussi influencer le vivant de façon complexe et parfois étrange.

Prenons par exemple le cas du spermophile de Richardson (Urocitellus richardsonii), communément appelé chien de prairie, un petit écureuil terrestre qui fait parfois la vie dure aux agriculteurs des Prairies. La biologiste Jane Waterman de l’Université du Manitoba observe depuis plusieurs années une colonie de spermophiles sauvages établie au zoo du parc Assiniboine à Winnipeg. En 2012, après qu’une vague de chaleur frappe le Manitoba au printemps, elle a remarqué quelque chose d’étrange chez ses sujets – les mâles étaient devenus infertiles.

« J’essayais de comprendre les facteurs qui peuvent influencer le succès de leur reproduction… En 2010, quand je les ai observés, tout était beau. La tuyauterie, les instruments à l’intérieur de l’animal étaient bien formés. Mais en 2012, plusieurs n’avaient pas produit de sperme. Je ne m’y attendais pas, j’ai donc commencé à regarder les facteurs qui auraient pu causer ça. Il n’y avait aucune différence au niveau de l’âge, du poids ou de la taille des testicules. Mais il faisait 26 degrés dehors. »

Saison des chaleurs

La température était le facteur clé. Elle explique que les spermophiles mâles et femelles ne sortent pas d’hibernation pour les mêmes raisons. Les mâles se réveillent en premier, guidés par leurs hormones comme un cadran, ce que les biologistes appellent des signaux endogènes (internes à l’animal). Ils passent quelques semaines à se refaire des forces, établir leurs territoires et remettre en branle leur système reproductif, qui était en dormance pendant l’hiver. Le réveil des mâles arrive en mars, alors qu’il y a toujours de la neige au sol à Winnipeg.

Ground Squirrel Thunderdome Dave Sutherland

Deux spermophiles mâles en cours de résolution de conflit au zoo de Winnipeg. Les chiffres peints sur leur fourrure permettent aux chercheurs de reconnaitre chaque individu. (Dave Sutherland/Flickr)

Les femelles, quant à elles, suivent des signaux exogènes - elles se fient plutôt à la température ambiante. Quand la terre se réchauffe, elles sortent de leur tanière, prêtes à l’action. Leur grande sortie tombe généralement quelques semaines après les mâles, mais en 2012 les signaux se sont croisés à cause de la chaleur et elles sont sorties quelques jours seulement après les mâles. Elles les ont pris de court : plus de la moitié (58,6 %) avait des spermatozoïdes immobiles, donc infertiles.

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« Pour savoir si un mâle est prêt à s’accoupler, on peut les attraper et regarder les testicules, le scrotum, il devient gros et gris foncé. On n’a vu aucune différence de couleur entre ceux qui tiraient à blanc et ceux dont le sperme était fonctionnel. Il n’y avait aucune différence de taille, c’était plutôt cryptique », explique la biologiste.

Les rongeurs eux-mêmes n’avaient aucune idée. La saison des amours s’est déroulée comme prévu et la population n’a pas semblé en souffrir, puisque les femelles ont donné naissance à des portées normales. Cependant, Jane Waterman pense que l’incident a eu un impact sur la diversité génétique de la colonie, puisque les portées comptent souvent plus d’un père. Avec plus de la moitié des mâles retirés de la compétition, on se retrouve avec une génération beaucoup moins diversifiée du point de vue génétique.

Dérèglement d’origine climatique

L’histoire des spermophiles est un exemple parmi bien d’autres de décalage phénologique. La phénologie, c’est l’étude des interactions entre le climat et les cycles saisonniers des plantes et des animaux. On peut songer à la migration des oiseaux, ou à l’éclosion des fleurs au printemps. Les liens entre les êtres vivants et leur environnement sont souvent délicats, mais d’une importance cruciale.

Un autre exemple célèbre est le bécasseau maubèche (Calidris canutus), un oiseau de plage qui parcourt 30 000 km chaque année entre Tierra del Fuego et le cercle arctique. Son périple est programmé pour qu’il atteigne la baie du Delaware alors qu’un autre animal, la Limule (un fossile vivant), pond ses œufs. Les oiseaux ne suivent pas les mêmes signaux dans leur migration que les limules dans leur reproduction; un changement de température dans l’eau pourrait faire en sorte que les limules s’accouplent plus tôt, vouant les bécasseaux à la famine.

Red knot horseshoe crab feeding wikimedia

Des bécasseaux maubèches en plein festin d'œufs au Delaware, avec une limule au premier plan (Source: Gregory Breese/USFWS/Wikimedia)

On peut aussi penser aux reptiles comme les tortues et crocodiles, dont le sexe des rejetons est déterminé dans l’œuf selon la température du nid. Une hausse généralisée de la température pourrait avoir des conséquences catastrophiques. Les exemples de décalages phénologiques sont déjà nombreux et ne feront que se multiplier dans les années à venir au même rythme que les événements de météo extrême.

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Changements cryptiques et critiques

Le pire, c’est qu’on risque de ne pas s’en rendre compte avant qu’il ne soit trop tard.

« Il y a toutes sortes d’effets sur les organismes qui nous entourent, et plusieurs effets sont difficiles à détecter. Difficiles à voir. Dans le cas des spermophiles de Richardson à Winnipeg, si on n’avait pas déjà une étude en cours, on n’aurait rien vu. Ils ne sont pas faciles à détecter, mais ils ne sont pas subtils non plus quand tu regardes vraiment. »

Les décalages phénologiques opèrent généralement entre deux espèces différentes, un prédateur et sa proie par exemple, ou entre un organisme et son environnement. Ce qui rend le cas des spermophiles particulièrement intéressant (et anxiogène), c’est que le décalage existe entre les sexes d’une même espèce.

Si les fermiers des Prairies se réjouissent d’avoir moins de rongeurs dans les pattes, reste que les spermophiles ont un rôle clé à jouer dans l’écosystème du centre du Canada et leur perte pourrait entraîner des conséquences en domino.

«Les écureuils terrestres, vous pensez peut-être qu’ils n’ont aucune importance, mais on sait que leurs terriers ont un impact sur les autres animaux. On sait aussi que les autres animaux aiment les manger, ils sont donc très importants pour un écosystème en santé. On devrait vraiment s’en soucier, même s’ils ne sont pas aussi gros et sexy qu’un ours polaire. »

Image bannière: un spermophile de Richardson en alerte (source: Jane Waterman)