Un crâne insolite confirme l’existence d'une espèce hybride

Qu’obtient-on lorsque l’on croise une baleine béluga avec un narval ?

Il ne s’agit pas d’une blague classique de l’Arctique. En 1990, le biologiste danois Mads Peter Heide-Jørgensen a découvert un crâne insolite sur le toit de la cabane à outils d’un chasseur Inuit au Groenland occidental. S’il ressemblait quelque peu à celui d’une baleine béluga, il était anormalement grand et solide. Il était également muni d’une dentition étonnante. Certaines des dents de la mâchoire inférieure avaient la forme d’un ouvre-bouteille, alors que certaines dents de la mâchoire supérieure étaient longues et incurvées vers l’avant, ressemblant à des défenses miniatures.

Une baleine plonge dans la baie de Disko, au large de la côte ouest du Groenland, là où le squelette hybride d’un crâne de béluga croisé avec celui d’un narval a été découvert. Shutterstock

C’est en 1993 que Heide-Jørgensen a suggéré que ce crâne aurait pu appartenir à un hybride béluga-narval en raison de son apparence inhabituelle. Les aspects du crâne étaient à mi-chemin entre ceux d’une béluga et ceux d’un narval, seule espèce de cétacé munie de dents parmi les espèces endémiques de l’Arctique.

L’analyse du crâne

Le crâne faisait partie des collections du musée national d’histoire naturelle du Danemark jusqu’à ce que mes collaborateurs de l’Université de Copenhague, Eline Lorenzen et l’étudiant en doctorat Mikkel Skovrind, effectuent des tests d’ADN pour déterminer si oui ou non le crâne provenait bien d’une hybridation.

L’utilisation de la nouvelle génération de techniques de séquençage à haute résolution pour étudier l’ADN ancien est en train de révolutionner notre compréhension de l’évolution des espèces, la nôtre y compris.

En comparant l’ADN nucléaire de ce spécimen inhabituel avec un groupe témoin de bélugas et de narvals, nous avons pu démontrer que ce crâne bizarre provenait bien d’un mâle hybridé de première génération.

L’analyse mitochondriale d’ADN du spécimen - qui se transmet uniquement par la mère - a confirmé que sa mère était une narval, et que donc son père avait été un béluga. C’est particulièrement surprenant, car on émettait l’hypothèse que la défense du narval servait également d’organe sexuel secondaire chez le mâle. Mais en l’absence de cette défense, un béluga mâle a réussi à s’accoupler avec une femelle narval.

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Un crâne de (a) narval, (b) de l’hybride analysé dans notre étude et (c) d’un béluga. Mikkel Høegh Post/Natural History Museum of Denmark, Author provided

L’endroit précis où l’accouplement a eu lieu est difficile à déterminer. Les bélugas et les narvals sont deux espèces migratoires, et nous n’avons qu’une connaissance assez limitée de leurs déplacements. Le crâne a été localisé dans la baie de Disko au Groenland occidental, l’une des régions du monde où l’on retrouve les deux espèces en assez grand nombre durant la saison du rut (qui s’étend de la fin de l’hiver à la fin du printemps). Il est donc plausible que les deux parents aient convolé dans la baie de Disko.

Les spécificités de l’hybride

Savoir que cet hybride a existé, c’est déjà passionnant, mais nous étions également curieux de savoir comment vivaient ces insolites cétacés. Dans mon laboratoire de l'université Trent, en Ontario, j’ai donc analysé la composition isotopique de la protéine extraite du crâne de l'hybride ainsi que celle de bélugas et de Narval récoltée au Groenland occidental. Ces isotopes sont des variantes du même élément chimique mais constitués d’un nombre différent de neutrons.

Il existe dans l’environnement de subtiles variations dans la répartition de ces isotropes. L’abondance relative de ces éléments dans notre corps illustre la variété des aliments que nous absorbons, les endroits ou nous avons vécu, et même certaines caractéristiques de notre santé.

Notre équipe de chercheurs a étudié les isotopes de carbone et d’azote contenues dans la protéine du collagène, ce qui nous informe sur le régime alimentaire moyen de l’animal durant sa vie. Les résultats obtenus démontrent que narvals et bélugas observent un régime différent, ce qui suggère que chacune de ces espèces appartiennent à une niche écologique distincte.

Nous avions pressenti que l’hybride s’alimentait d’un croisement entre les deux diètes, mais nous avons découvert chez l’hybride une signature d’isotopes radicalement différente, suggérant un régime propre.

Les variantes du style de vie

L’hybride présentait une concentration en isotopes de carbone particulièrement élevée, ce qui pourrait indiquer qu’il se nourrissait davantage au fond ou près du fond de l’océan. Nos données en isotope étant représentatives de son régime moyen sur plusieurs années, nous savons que cet individu a du suivre le même régime tout au long de sa vie. Peut-être que sa dentition inhabituelle l’a forcé à consommer des proies qui ne font pas partie du régime habituel des bélugas ou des narvals.

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Le narval sur la photo du haut, et le béluga, sur la photo du bas, sont les cousins les plus proches, et les seules baleines munies d’une dentition endémiques à l’Arctique. Mads Peter Heide-Jørgensen/Greenland Institute of Natural Resources, Author provided

Il est possible que ce croisement entre béluga et narval se soit produit assez régulièrement. Le chasseur qui a tué ce spécimen a observé plusieurs autres baleines à l’aspect inhabituel: elles présentaient des caractéristiques - telles la forme de leurs nageoires - semblant être un mélange de béluga et de narval. Une nouvelle largement diffusée l’an dernier a rapporté qu’un narval avait été adopté par un troupeau de bélugas.

Notre étude illustre la façon dont nous pouvons utiliser des techniques biomoléculaires afin de recueillir de nouvelles données à partir des collections des musées d’histoire naturelle, y compris les échantillons récoltés au cours des derniers siècles, les os d’animaux trouvés sur des fouilles archéologiques, ainsi que des spécimens paléontologiques.

Paul Szpak, Assistant professor, Trent University


La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation.